Chez Arne Lygre, six qui font comme si
Claude Régy met en scène le jeune auteur norvégien, qui ausculte le doute et l’identité humaine.
Par MATHILDE LA BARDONNIE
QUOTIDIEN : samedi 29 septembre 2007
Homme sans but d’Arne Lygre, m.s.Claude Régy. Odéon théâtre de l’Europe aux ateliers Berthier, dans le cadre du Festival d’automne.
Peter a besoin de se lancer dans «quelque chose qui pourrait ne pas réussir». Comme tout entrepreneur, c’est un joueur; il a de l’argent. Rien ne lui résiste. S’il liquide tous ses actifs, c’est afin d’édifier une ville sortie de rien, au fond du fjord où lui et son frère viennent d’accoster. Peter imagine à voix haute, ne fait qu’une bouchée du propriétaire du terrain, en fait un assistant. Cela commence ainsi, par un type qui ferait «comme si» - s’il allait inventer une ville.
Peter est le seul des six personnages à qui le jeune auteur norvégien Arne Lygre ait donné un prénom dans sa pièce hamsunienne Homme sans but, énigmatique construction en scénario ouvert où, en sus des «Frère» et «Propriétaire/Assistant», apparaîtront plus tard «Femme», «Fille» et «Sœur». Car vingt ans auront passé quand débarque là une ex-femme que jamais Peter n’avait mentionnée, et qui soudain s’impose, figure à la fois hasardeuse et nécessaire, convoquée par le bâtissseur, pour qu’absolument tout s’avère en bout de course «réussi».
Entrée dans le champ de l’actrice fétiche de Claude Régy depuis le temps où elle joua pour lui dans Eden Cinéma de Marguerite Duras, et autres pièces de Botho Strauss : Bulle Ogier dit «je suis là», et demande à Peter ce qu’il fera d’une ex-femme comme elle. Elle soupèse, il pèse. Un donnant-donnant rétrospectif sans réalité.
Méchanceté. Dix ans ont bientôt passé. Et ça, c’est du réel : aussi concret que le lit d’hôpital en fer, non loin duquel Peter agonise. Jean-Quentin Chatelain, bravache Peter que la mort affole, demande à Bulle Ogier : « Derrière celle qui prétend avoir été ma femme, qui es-tu ? A quoi tu penses ? Avec qui tu parles ? Quelles sont tes raisons de vivre ? A part mon argent, je veux dire. Je ne te connais pas.» La voix nette de la comédienne enchaîne sur des pourquoi : pourquoi la méchanceté si près de la fin ? A nouveau, il va advenir que les personnages se mettent à parler d’eux-mêmes à la troisième personne, supputant tour à tour. Se rendant bien compte que ce qu’on appelle générosité est souvent pure malveillance. Peter meurt. Assis par terre jambes écartées. Puis Peter parlera encore. Deux trois phrases ici et là, avant d’aller au lit faire comme s’il était gisant. «Faire comme si» : le héros a feint d’aimer tout soudain une fille née de lui jamais vue. Le frère falot et complexé, incarné par Redjep Mitrovitsa, jusque-là sur une corde tendue entre fébrilité et impassibilité, souffre-douleur resté dans l’ombre, va soudain se métamorphoser.
La lisière entre la partie éclairée et l’arrière-plan de la scénographie (Sallahdyn Khatir), cette frontière entre un dedans et un extérieur fantasmagorique à la fin confine au sidérant : prouesse aussi de Joël Hourbeigt, auteur des lumières. Un au-delà du plateau existe, et des ombres, dont on ne sait plus si elles existent. Peut-être que tout ce qui se passe entre ces protagonistes déraille. Ils sont contradictoires. On est très très loin du réalisme d’Ibsen. Un enfant, enfin, meurt dans le jardin. Peter mort, tout est mort.
Miracles. A moins qu’il n’ait lui-même tout détruit. Que les êtres présents n’aient été que virtuels. Une famille falsifiée s’avère plus évidente qu’une famille réelle : à coups d’enveloppes pleines de billets, Arne Lygre vise aussi cette prostitution qu’on appelle mariage. Sans grandes phrases, d’une écriture simple, qui emmène plus loin qu’on ne croit, et dont Régy souligne les amplitudes, les embardées hypothétiques, les variations d’intensité, les vides et les pleins comme d’une partition.
Et c’en est une, sous-tendue par les miracles sonores de Philippe Cachia. «Comme si mon ombre n’était pas mon ombre, mais celle de quelqu’un d’autre que je paye pour superposer son ombre à la mienne.» Ainsi Régy résume ce périple de Lygre le douteur. De la beauté du spectacle, il n’y a pas à douter.